Luna nera. 2. Le Benandanti

11.04.2020

Cette histoire est le second volet de la sérié de tables inspirées de Luna Nera. N'hésitez pas à Lire " L'une d'entre elles"

Comme la nuit est douce sous le ciel d'Italie, cette promenade, seule sous ce croissant de lune me semble être une bénédiction. Le moment est pourtant venu de trouver un endroit où passer la nuit car il n'est guère prudent pour une femme honnête d'errer ainsi dans les ruelles en ce début du XVIIème siècle.

Aucune auberge en vue, les nuages masquent la clarté de la lune. J'aperçois bientôt la silhouette d'un homme de haute taille affairé à rentrer des peaux. Un tanneur selon moi, sans doute s'agit-il du signore Dante dont la renommée n'est plus à faire. Je m'approche de lui sans oublier de me couvrir comme il se doit, de mon châle.

" Pardonnez mon impudence, maître tanneur, mais je me suis laissée surprendre par la tombée de la nuit et suis à la recherche d'un gîte."

L'homme me dévisage d'un regard froid et me répond sans un sourire.

" Une femme ne devrait pas traîner ainsi dans les rues. A en croire votre accent, vous êtes française. Je suppose que vous êtes ici pour la fête des lumières. Oui… Vous ne trouverez aucune chambre de libre, l'auberge refuse du monde et vous n'êtes pas le genre de femme à dormir à l'étable. Je ne me suis pas présenté , je suis Dante, artisan tanneur.

- Bonsoir Signore Dante, je suis madame … madame d'Aubigny mais vous pouvez m'appeler Catherine.

- Il n'est guère dans nos traditions d'agir de la sorte mais je ne saurais déroger aux règles de l'hospitalité. J'ai sous les combles une chambre certes modeste que je mettrai à votre disposition si vous l'acceptez. J'allais justement prendre mon repas, souhaiteriez-vous vous joindre à moi?"

D'un léger hochement de tête, j'accède à son invitation.

La maison de Dante est à l'image de son propriétaire, froide et austère. Aucun objet ostentatoire ne trahit la prospérité de son négoce. La lourde croix accrochée au mur me fait penser à... non, il est trop tôt pour vous le dire. Le repas est frugal, la conversation quasi inexistante. Heureusement le vin est bon et allège quelque peu cette ambiance si pesante. Ah ce vin rosé italien qui vous pique un peu la langue me fait penser au Lambrusco et me ramène à d'heureux souvenirs. Je ferme les yeux pour mieux goûter cet instant. Lorsque je les ouvre, je sens le regard glacial de mon hôte fixé sur mes mains et mes ongles peints.

Voyant son étonnement, pour ne pas dire stupeur et trouvant sa réaction de recul bien exagérée, je lui raconte qu'au royaume de France, les dames de la cour ont pour habitude de faire ainsi.

" Fasse le ciel que ces pratiques impies ne viennent pas souiller la beauté de nos femmes.

- Je reprendrais bien un peu de ce vin, boirez-vous avec moi?"

Il nous sert une coupe , puis deux, puis trois et peu à peu les langues se délient, l'ambiance se fait moins lourde et la conversation va bon train. Peu à peu, la distance entre Dante et moi se fait moindre et une certaine intimité s'instaure au point que bientôt, sa main vient frôler ma joue. Dans un rire moqueur, je m'écarte de sa caresse. En une fraction de seconde, mon hôte se fige, son sourire s'efface et son visage puis tout son corps se tournent vers la croix.

" Seigneur, qu'allais-je faire? Pourquoi me soumets tu ainsi à la tentation? Tentes tu d'éprouver ma foi? Je t'en prie, éloigne de moi ces pensées impures."

Puis, il se tourne vers moi, un rictus déforme son visage et les flammes de l'enfer semblent brûler dans ses yeux.

" Serait ce toi ? Serait ce toi qui joue de tes charmes pour agir de la sorte sur moi? Est ce… ton regard enjôleur et chaud comme la braise? Ton sourire qui me trouble ou ta voix envoutante qui ranime cette flamme en moi? Ou… cette gorge… Couvre toi et détourne ton regard! Je veux que cela cesse. Attends un peu… Aurais-tu versé un philtre dans mon vin ou psalmodié quelque incantation? Serais tu une des leurs? Je n'ose y croire."

Dante se recule alors brutalement, titubant, renversant le vin et la chaise.

" Que vous arrive-t-il, Dante? Est ce le vin qui vous monte à la tête? Peut-être en avons nous abusé.

- Non, jamais le vin ne dévierait mon esprit du droit chemin! Je pleure ma femme défunte et l'aimais plus que tout… Seule une de ces femmes maudites saurait m'ensorceler de la sorte.

- Allons, la douleur vous aveugle, vous délirez comme si vous étiez pris de fièvres. Laissez moi vous aider...

- Ne vous approchez pas de moi!! Je vous ai vu tout à l'heure dessiner des symboles magiques de vos ongles rougis.

- Vous délirez! Je ne suis pas des leurs et quand bien même, ces femmes ne sont coupables que d'avoir acquis la connaissance! Celle des plantes, du cycle lunaire et des mystères de la nature. En quoi cela les rend elles dangereuses? Elles puisent en cela le pouvoir de guérir

- Vous osez parler de guérison, l'une d'elles a tué mon épouse!

- C'est que son état était trop grave et que la médecine n'est actuellement pas assez avancée pour la sauver. Dieu l'a rappelée à lui .

- Blasphème! Je prie et sers le seigneur pour épurer ce monde, jamais il ne m'aurait ainsi privé d'elle.

D'évidence profondément peiné et un instant anéanti par la perte qu'il vient de subir, Dante se reprend et c'est empli de fiel qu'il se rue vers moi, menaçant.

"- Les sorcières contaminent le monde et je n'aurai de repos qu'après les avoir délogées une à une de leur tanière!!

- Les sorcières cesseront d'exister lorsque vous cesserez de les persécuter. Leurs connaissances feront avancer la médecine et grâce à leur savoir ancestral nombre de maladies seront éradiquées. Ce que vous craignez et ce que craint l'Eglise c'est que ce pouvoir soit détenu par des femmes!

- Soyez maudite, vous et toutes vos semblables!

- Que me reprochez-vous, Dante?

- Vous avez tenté de pénétrer mon esprit afin d'assouvir les désirs charnels et impurs qui habitent votre corps. Sachez, Catherine, que vous avez frappé à la mauvaise porte."

Il sonne alors la cloche. Des hommes investissent les lieux et sur un geste de leur maître me lient les mains, me bandent les yeux et je ressens la morsure du fouet au bas de mon dos brutalement dénudé. Un coup, puis deux puis… C'est l'eau qu'on me lance au visage qui me fait reprendre conscience. La peur s'est emparée de moi, j'ai mal, je sens la présence de Dante juste devant moi, j'ai son souffle sur mon visage et peux y sentir les relents de sa haine.

" Emmenez-là, qu'on la mette au cachot et qu'elle se souvienne à jamais de cette nuit."

Puis s'adressant à moi:

" Implorez autant d'aide que vous le souhaitez, personne ne pourra vous entendre et le Diable ignore la pitié. Puissiez vous souffrir toutes les affres de la repentance, personne ne viendra vous secourir. Profitez de cette dernière nuit, à l'aube vous serez soumise à la question et si Dieu m'entend à midi, vous brûlerez sur le bûcher car je n'aurai de repos que lorsque la dernière d'entre vous aura péri."

On m'emmène alors dans un endroit froid et humide où l'on me pend par les poignets. J'entends la lourde grille se refermer.

Comment ai-je pu être aussi sotte et inconsciente? Je savais en demandant son aide que le signore Dante n'était autre que le capitaine des Benandanti menant l'armée de l'inquisition à la solde de la sainte Eglise catholique. Je n'imaginais pas courir de danger, j'espérais juste en apprendre plus maintenant que je me trouvais là… par hasard. Bien sûr chez moi, il arrive que l'on me nomme sorcière ou magicienne mais ça ne fait référence qu'au pouvoir de mon imagination…

J'ai mal, j'ai peur et n'ai plus la force de crier. Il ne me reste que le pouvoir des larmes et l'espoir que quelqu'un, quelque part, entendra mes prières.

A suivre...